Pauline Curnier Jardin, l’autre c’est moi par Isabelle Alfonsi

Catalogue de “Dynasty” 2010 (French)

Pauline Curnier Jardin cherche sans cesse à penser les relations entre son monde peuplé d’êtres et d’objets bizarres (un papi insultant, des objets de brocante héros d’opéra, une statue de Jeanne d’Arc, des enfants en costumes blancs) et son spectateur. Comment faire entrer le spectateur dans son monde, comment se rapprocher de lui ? Par le truchement de l’installation-opéra branque, elle essaie de nous intéresser au sort d’une Bûche-Flûte qui s’ennuie. Le Salon d’Alone est ainsi un pont jeté entre elle et le spectateur, réitérant le fantasme de l’opéra comme œuvre d’art totale. Ses recherches s’effectuent par fragments, de façon multidirectionnelle, et la font cheminer d’un travail plastique en solo (des « films-journaux » au collage vidéo Amis) à des collaborations : avec Catriona Shaw au sein des She-Romps et en quatuor avec Maeva Cunci, Aude Lachaise et Virginie Thomas au sein des Vraoums.

Ainsi Pauline Curnier Jardin devient elle-même « Autre ». Elle peut être tour à tour : une sainte, une pute, mais aussi une femme-clown, une femme à barbe, une femme de spectacle, un voyageur de l’espace. Le spectacle drag, le déguisement sont des catharsis plutôt joyeuses dans son travail, des possibilités de toucher l’autre, mais aussi la possibilité d’être Autre. La psychanalyste Joan Rivière élaborait en 1929 la thèse selon laquelle la féminité serait une mascarade , évoquant le possible détachement du sexe (imposé par la nature) et du genre (arboré comme un masque). Le carnaval permanent de Pauline Curnier Jardin tourne en effet autour d’une figure de l’artiste femme—et plus généralement de la femme—comme clown , la prétendue essence féminine devenant sujet à rire. Dans le sillage de la pensée de Monique Wittig, elle semble se gausser du « c’est-merveilleux-d’être-une-femme » , expression d’un essentialisme béat persistant (voir les injonctions actuelles à « administrer/ entreprendre au féminin », un certain féminisme essentialiste étant devenu part de l’idéologie dominante ). Son collage intitulé Catherine (2009) apparaît ainsi comme un acte d’auto-dérision post-féministe : l’artiste est photographiée vêtue d’un drapé aux côtés d’un bonhomme de neige, pâmée telle une sainte sur les icônes d’antan, une coupure de journal intime indiquant « Lundi 15 février, ça y est je suis plus pucelle » collée juste au-dessus. Désamorçant la possibilité d’une critique qui prendrait son travail au premier degré, l’artiste rend elle-même compte des penchants romantocs d’une féminité pré-fabriquée. Au pays de Pauline, et non de Candy, les petites filles jouent de leur féminité construite et les personnages féminins éminents de l’Histoire de France sont énumérés pour mieux être qualifiés de « putes » (Ah Jeanne, 2007). On y verra, sinon une référence au féminisme emblématique des 343 salopes, au moins une bonne raison de rire avec l’artiste, non de ces femmes, mais de l’écriture-même de l’Histoire qui consiste toujours à créer des hiérarchies, à se doter de figures d’autorité. Dans son rôle de « Capitaine Spock » chez les Vraoums, Pauline Curnier Jardin s’empare d’un personnage de fiction à la sexualité plutôt indéfinie et l’exploite avec joie. Leurs spectacles procèdent ainsi à la savoureuse déconstruction de l’objet « girls band ». Si certaines de leurs tenues restent ancrées dans une apparence féminine sexy (mini-shorts ou talons hauts), leurs attitudes entrent en dissonance avec les minauderies que l’on peut attendre d’une telle entreprise. Plus proches des performances et spectacles de Grand Magasin, Xavier Boussiron et Sophie Perez ou Spartacus Chetwynd que de Destiny’s Child, les Vraoums créent de vrais personnages drag, réactivant avec fraîcheur une esthétique cabaret minoritaire. En les voyant se produire sur scène, on pense en effet moins à Michou qu’à Judit Butler. Performant dans leur genre, ni homme ni femme, mais sosies déjantés, elles produisent un véritable rituel adossé à la création d’un sexe fictif, extra-terrestre, mutant . Dans un livre récent consacré au travail de l’artiste américaine Lynda Benglis, Annette Messager affirme que tous les artistes sont des hermaphrodites. C’est encore peut-être trop réducteur pour Pauline Curnier Jardin, puisque cela la ramènerait à une sorte de neutralité qu’elle est loin d’explorer. Au contraire, le baroque, le n’importe quoi de son entreprise lui permet de se détacher de catégories existantes, et de pouvoir affirmer la complexité de son travail.

1-Joan Rivière, « Womanliness as Masquerade », in International Journal of Psycho-Analysis 9, 1929, texte publié à nouveau dans Psychoanalysis and female sexuality, éditions College and University Press Services,1966, disponible dans son intégralité sur http://books.google.fr
2- Cette figure de la femme clown a été notamment exploitée par Cindy Sherman dans une série de photographies datées de 2004. Monique Wittig, La pensée straight, éditions Amsterdam, 2007, p.47
3-Au sujet de l’assimilation d’un certain féminisme par le républicanisme français, lire Eric Fassin, « Les frontières de la violence sexuelle », in Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, dir. Elsa Dorlin, éditions Presses Universitaires de France, 2009, pp. 289-307
4-Dans la préface datée de 1999 de la nouvelle édition de Gender Trouble, Judit Butler insiste sur le caractère itératif de la performance du genre, qui devient rituel (éditions Routledge, 1999, p.xv)

Isabelle Alfonsi, catalogue de “Dynasty” 2010